Entrer en communauté, choisir la vie cloitrée d’un monastère pour s’occuper des malades et des plus démunis, voilà qui définit brièvement le charisme des Augustines de la Miséricorde de Jésus. L’exposition Moi Augustine…femme d’action et de prière présentée au Musée de l’Amérique française jusqu’au 20 mars 2010 convie à la découverte de ces femmes visionnaires qui ont contribué à mettre en place les bases du système de santé québécois. Si répondre à cet appel est pour certaines, clair et sans ambiguïté, pour d’autres, il peut être parfois difficile à comprendre…

L’échange épistolaire qui suit est fictif. Il s’inspire très largement des liens et des conversations que nous avons eus avec les religieuses du monastère que nous avons côtoyées pendant près de dix huit mois.
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Alice, ma sœur, mon âme,

Je t’écris aujourd’hui pour te dire ma peine et ma détresse. Maintes fois j’ai tenté de t’ouvrir mon cœur mais les mots restent coincés, me serrent tant la gorge, m’étranglent, forcent mes larmes. Depuis toujours tu es mon unique confidente, la gardienne de tous mes secrets et je sais mieux que quiconque déceler ta détresse. Mais voilà que quelque chose à changer. Tu as pris une décision sans prendre l’avis de personne. Pour la première fois de notre vie, tu m’as tenue à l’écart de ta réflexion. Ce n’est pas tant ce qui me chagrine, mais le choix que tu as fait qui me bouleverse profondément.

Toi qui aime tant rire et chanter, à quoi songes-tu? Entrer en communauté? Depuis toujours tu es mon ange, ma lumière, comment pourrais-je vivre sans toi à mes côtés? Ne plus entendre ta voix si douce dans la maison, ne plus sentir ta main dans la mienne quand nous marchons ensemble. Ta présence, ta force tranquille qui m’apaise tant, devrais-je en faire le deuil à jamais? Comment te dire encore tout ce à quoi tu renonces? Toi qui aimes tant marcher pieds nus l’été, t’étendre dans l’herbe et contempler les nuages en rêvant. Oublies-tu ces plaisirs simples que nous partageons toi et moi? Rappelle-toi nos fou rire dans la neige au soir qui tombe, incapables de bouger, restant côte à côte secouées par nos éclats jusqu’à ce que nos habits soient trempés. Nous rentrions toujours trop tard, frissonnantes, redoutant le courroux de l’inquiétude. Maman redoublant les corvées dont tu t’acquittais toujours en chantant déjouant la lourdeur du silence qui planait.

Je suis pourtant certaine que tu attends encore celui qui a pris ton cœur un soir de danse. Je sais que tu as vu, comme moi, son regard sur tes cheveux soyeux et bouclés; que tu as senti, comme moi, battre son cœur à te regarder rire et danser. Il n’y avait que toi. Il t’a fait tourner sans te prier. Je vous ai vu nouer des liens timides. Je t’ai vu heureuse, ma sœur, avec les yeux brillants et le rouge aux joues. J’ai vu le trouble qu’il a provoqué. Je sais aussi vos lettres ardentes et tes espoirs. Comment peux-tu ainsi renoncer à cette promesse de bonheur? Y-a-t-il vraiment là-bas quelque chose de plus beau et de plus grand? N’as-tu pas songé aux joies de la maternité? N’as-tu pas espéré tenir tes enfants dans tes bras; sentir leur chaleur tout contre ton sein, chanter doucement, la nuit pour chasser leurs chagrins?

Le monastère vu du jardin vers 1927. *

Le monastère vu du jardin vers 1927. *

Toi si bonne avec nous tous, la seule pensée de te perdre, ma sœur amie, ma joie de vivre, me serre le cœur comme si la mort te prenait à moi. Je suis dévastée à l’idée de t’imaginer un seul instant là-bas, derrière ces murs gris et austères; penser à ces lourds habits que tu devras porter, ton beau visage désormais enchâssé dans la guimpe empesée blanche et rigide couvrant ton front et tes sourcils, tes longs cheveux aplatis et brisés sous le voile sombre, ton corps si jeunes qui ne connaîtra jamais la véritable caresse de l’amour, caché, désormais informe sous les épaisseurs lourdes de tous ces vêtements blancs, uniformes. Comment peux-tu choisir de vivre dans le silence, avec pour seule musique, le bruissement de tes jupes sur la cadence de vos pas unis, les prières récitées en chœur en suivant les grains du rosaire?

Pourquoi t’accabler de tant de sacrifices? Toi qui aime tant bouger depuis l’enfance, sauter à cloche pied, trottiner, courir sans raison. Toi qui aime tant sentir le vent dans tes cheveux, la chaleur du soleil et le froid de janvier piquer la peau de tes joues. Rien y fait. Je ne peux me résoudre à souffrir ton silence à travers les grilles d’un parloir, à n’entrevoir que la pâleur de ton visage assombri par le voile, à ne plus jamais voir la malice dans le bleu de tes yeux, la force de notre connivence ma complice, ma sœur aimée. Je souffre à cette seule idée et ma douleur s’accroit à penser que tu donnes ta vie et toutes ses promesses. Comprends-tu la profondeur de ma tristesse? Que ta décision de te soustraire du monde me chagrine au-delà de tout. Je porte en moi toute la peine du monde et la grisaille de ses désastres.

Dans la chambre que nous partageons depuis toujours, je te vois préparer cette malle, la remplir de ton trousseau. Un trousseau, ma belle, c’est une promesse, un acte de foi en la vie, que tu créés dans la patience, qui se prépare doucement, à la lueur de la lampe, quand tu brodes les soirs d’hiver et enjolives nappes et mouchoirs. Tu y mets tout ton cœur et pourtant je n’y vois aucun napperon bordé de dentelle, aucune catalogne blanche, aucun bonnet d’enfant. Quel trousseau est-ce cela? Quelle promesse, quel acte de foi prépares-tu ainsi dans la joie? Quelques draps, une couverture de laine, un panier à ouvrage. Qu’auras-tu à faire d’un panier à ouvrage? Ta sérénité, ton bonheur apparent me consternent. Moi qui suis au désespoir de perdre le meilleur de ma vie.

 

Éclaire-moi, Alice, mon étoile. Je suis perdue.
Ta sœur Florence qui t’aime au-delà de tout

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Ma douce Florence,

Voilà maintenant que je comprends mieux ta distance des derniers jours. Ma grande sœur, toi qui as toujours veillé sur moi, toi qui m’as couvée de ton regard aimant, qui prenais bien ma main dans la tienne sur le chemin de l’école, ma Florence si solide, mon phare. Comment te dire qu’il n’y a pas de tristesse dans mon geste, qu’il n’y a surtout aucun dépit de l’amour. Je reconnais que ma décision peut sembler difficile à comprendre et à toi plus encore qu’aux autres, toi qui me connais mieux que quiconque. Nous avons toujours été si proches. Nous avons toujours eu le sentiment que tous nos secrets confiés l’une à l’autre, étaient gardés en lieu sûr, plus sûr que tous les coffres-forts du monde. Quand tu auras lu cette lettre, tu sauras pardonner cet élan, ce besoin de recul, de réflexion qui m’a conduite à prendre cette décision.

La distribution des médicaments. Crédits : Archives du Monastère de l’Hôtel-Dieu de Québec

La distribution des médicaments. *

C’est arrivé sans même que j’en sois tout à fait consciente. Un étrange sentiment s’est emparé de mon âme en allant rendre visite à tante Rosalie à l’Hôtel-Dieu. Elle dormait paisiblement quand je me suis assise à son chevet. Ne voulant pas troubler sa tranquillité si rare, je suis demeurée silencieuse. D’habitude si souffrante, notre tante semblait enfin sereine. Le médecin est passé la voir et m’a dit que c’était grâce aux médicaments que sœur sainte Hélène avait préparés que notre tante trouvait enfin un répit dans ses douleurs constantes. Je voyais bien que les religieuses s’affairaient avec dévotion auprès des malades de cette chambre commune, mais je n’avais jamais réalisé qu’elles préparaient des médicaments ni tout le réconfort qu’elles pouvaient apporter à ceux qui souffrent. Je me rendais compte du bien qu’elles apportaient uniquement par leur présence.


Je me suis rendue à la chapelle pour réfléchir un moment. Agenouillée et recueillie, toutes sortes de pensées m’embrouillaient l’esprit. Je me demandais comment sœur sainte Hélène avait-elle su soigner tante Rosalie. Quelle science possédait-elle? Qui peut savoir ce qu’il faut pour soulager tant de douleurs? Même le médecin semblait impressionné par le savoir de cette religieuse. Comment ce pouvait-il aussi que ces femmes cloîtrées puissent être si près des malades et les servir avec autant de compassion sans être gênées par cette proximité?

J’en étais là dans mes interrogations quand sans m’en rendre compte, j’ai relevé la tête et mon regard s’est posé sur celui du Christ en croix qui surmonte l’autel. J’avais le sentiment qu’Il me regardait, moi. Je constatais Sa souffrance et Sa sérénité à la fois. Curieux mélange mais qui semblait si réel. Comment te dire ce que j’ai ressenti à ce moment. Du plus profond de mon cœur, j’aurais voulu apaiser Ses souffrances. Je Le regardais sans même comprendre ce que je ressentais. C’était là, au plus profond de moi comme une conviction. Apaiser Ses souffrances à Lui et voir la paix dans Son regard. Comment est-ce possible? Comment peut-on vivre cela? Ressentir ce désir de soulager et d’apporter du réconfort à l’âme? N’est-ce pas cela que les Augustines de la Miséricorde de Jésus font au quotidien? Soigner le Christ à travers les malades et les plus démunis?

Leçon de chant vers 1945. Crédits : Archives du Monastère de l’Hôtel-Dieu de Québec

Leçon de chant vers 1945. *

Et me voilà dans cette chambre que nous partageons depuis toujours, à préparer ce trousseau qui te semble si incongru. C’est une cause que j’épouse avec amour et conviction. Je renonce à mon beau danseur du dimanche. J’aurai eu la chance de le connaître et il restera dans mes pensées comme un réconfort, la certitude de ma jeunesse et de mon insouciance. Et puis je chanterai encore, c’est un pré-requis pour ma nouvelle vocation! Les Augustines sont des femmes qui donnent leur vie pour soigner les corps et réconforter les âmes. Elles sont profondément humbles et c’est cette humilité qui m’appelle. Du reste, je suis convaincue qu’il y en à quelques unes qui sont aussi ricaneuses que moi…Rien ne m’enlèvera ma joie de vivre, ma douce Flo. Je suis certaine au contraire qu’elle sera stimulée.


Les novices, 1946. Crédits : Archives du Monastère de l’Hôtel-Dieu de Québec

Novices en 1946. *

J’ai le temps d’apprendre cette vie. J’ai 17 ans et je sais enfin que je pourrai prendre part à quelque chose de tellement plus grand que moi-même car cette œuvre-là nous dépasse tous. Je veux y adhérer avec toute la force de ma volonté. Comme tu le sais j’ai déjà entamé les démarches nécessaires pour y parvenir. Je me suis entretenue avec la sœur Supérieure du monastère de l’Hôtel-Dieu. Je lui ai parlé du regard du Christ sur la croix et du sentiment qui m’a envahi à ce moment-là. Je lui ai dit aussi mon désir d’apprendre à soulager les souffrances du corps et de l’esprit.

Mon postulat durera un an au cours duquel j’apprendrai à être attentive aux malades mais encore, je prendrai part à la vie du monastère en étudiant les Constitutions des Augustines. On m’initiera à la règle de saint Augustin et on m’enseignera la spiritualité. Le terme de cette année de postulat sera souligné par une cérémonie magnifique à laquelle tu seras conviée et durant laquelle je prendrai la robe et le voile blanc, je serai novice. Une année de noviciat me permettra d’approfondir ma formation spirituelle qui me mènera à la profession temporaire. Il s’agit d’une cérémonie où je prononcerai mes vœux pour une période de trois ans. Je prendrai le voile noir et je serai professe.

Techniciennes de laboratoire au travail, Hôtel-Dieu de Québec, 1945. *

Techniciennes de laboratoire au travail, Hôtel-Dieu de Québec, 1945. *

Durant ces trois années, j’apprendrai le métier d’infirmière et je commencerai à travailler auprès des malades. La dernière étape est celle où je prononcerai mes vœux perpétuels. Je serai Augustine. Sœur choriste, infirmière. À cette cérémonie aussi tu seras conviée, ma sœur, ma Florence et j’espère de tout mon cœur que par ta présence à ces événements, tu démontres ton appui à mon geste et ta compréhension. Ce n’est qu’à titre de professe perpétuelle qu’il me sera permis d’aller étudier la pharmacie dans une université. Je tiendrai l’apothicairerie du monastère et je mettrai sur pied des traitements pour apaiser les douleurs des plus souffrants. Je ferai de mon mieux pour calmer les tourments des âmes torturées. J’en fais le serment.

Le parloir du Monastère en 1927. Crédits : Photo Livernois, Archives du Monastère de l’Hôtel-Dieu de Québec

Le parloir du Monastère en 1927. Photo : Livernois. *

L’avenir sera beau, Florence, ma toute belle. Tu le vivras toi aussi. Tu connaîtras l’amour d’un homme et de tes enfants que tu auras nombreux. Tu leur diras que ta sœur Alice vit au couvent et soigne les malades. Tu viendras me voir pour me présenter tes petits, au parloir, à travers la grille. Je choisis de donner ma vie mais une vie pleine de promesses d’un tout autre ordre. Nous vieillirons en parallèle et s’il il y a une promesse de vie que je puis formuler aujourd’hui c’est que je te porterai dans mon cœur pour l’éternité en souhaitant vivement ton bonheur dans les choix que tu feras. Nul ne viendra altérer ton souvenir et notre enfance partagée. Je me rends bien compte que je suis encore assez maladroite pour apaiser tes propres tourments et ta douleur, mais je souhaite malgré tout avoir su partager avec toi ce qui motive mon choix. Au-delà de tout sois assurée que nos liens si uniques ne seront jamais rompus dans mon âme.

 

Je t’aimerai toujours,
Ton Alice.


 

Pour en savoir plus, visitez l’exposition Moi Augustine… femme d’action et de prière au Musée de l’Amérique française jusqu’au 20 mars 2011.

 

Valérie Laforge

Conservatrice

* L’ensemble des photographies proviennent des Archives du Monastère de l’Hôtel-Dieu de Québec.